Tous droits réservés- Marie-Brigitte DUVERNOY

 

 

 

LA NOBLE TÂCHE DE L’ACCORDEUR DE PIANOS

 

 

            L’instrument roi, depuis 300 ans , nous étonne toujours autant par la diversité des modèles, des sonorités des timbres et des aménagements qu’il a pu avoir et dont il dispose actuellement.

            Sa musicalité, son expression harmonieuse dépendent tout d’abord de sa construction ou plutôt de son architecture, ensuite des matériaux mis en œuvre pour produire, amplifier et prolonger les sons des notes jouées et enfin, de la qualité de cette émission.

            Outre la propriété des bois de résonance, le diamètre des cordes, la hauteur de la ligne de frappe des marteaux, un paramètre incontournable est la précision de la justesse et de l’harmonie de l’ensemble.

 

            Dès l’apparition du pianoforte, des traités sur l’accord et la manière d’exercer cet art ont été publiés, donnant descriptions, conseils et méthodes avec force croquis et planches explicatives.

            Pour notre époque, il est un ouvrage qui nous sert ici de référence. Ayant été écrit en à l’origine en 1940, puis revu en 1961, il présente les notions générales et théoriques d’une manière pertinente qui correspond globalement au point de vue de l’accordeur. Il s’agit du “ Piano, son entretien et son accord ” par Otto Funke (1) qui se termine d’ailleurs sur ces mots : “ C’est le ton qui fait la chanson, c’est le ton juste qui fait la bonne musique ”.

           

 

Le mécanisme et les cordes du piano représentent un ensemble de milliers de pièces qui est caché le plus souvent dans un meuble fermé, notamment dans un piano droit, ce qui a tendance à faire oublier son existence à l’utilisateur.  Ainsi peut-on expliquer l’abandon si fréquent et souvent incroyable auquel sont soumis tant d’excellent instruments ; des dommages considérables peuvent être ainsi causés au mécanisme intérieur. Celui-ci est extraordinairement minutieux et précis, aussi exige-t-il comme condition primordiale un entretien adéquat et régulier. N’est-ce pas une faute grave, de la part des parents et des professeurs à l’égard des enfants que de leur détruire l’oreille par négligence ? N’est-ce pas une désinvolture inadmissible à l’égard des voisins que de les obliger à entendre la musique pitoyable d’un piano désaccordé et démantibulé ?

            Informé valablement de la structure interne de son piano, s’intéressant davantage à la justesse, le pianiste confie son instrument à l’homme de l’art, ceci dans son propre intérêt car un instrument bien traité servira plusieurs générations.

 

Un test très simple permet d’entendre si un piano est juste. : De la main gauche , on abaisse lentement , de façon à ne pas entendre le son, les touches d’un accord quelconque, soit l’accord d’ut majeur. Ensuite on frappe vigoureusement , de la main droite, le  même accord une ou deux octaves au-dessus, et on lâche immédiatement cette main droite. On entendra alors longtemps l’accord complet , avec ses harmoniques, des touches abaissées à la main gauche, sans les avoir frappées, simplement par suite de la parenté des sons et la résonance qui en résulte. Faisons la contre –épreuve : abaissons de la main gauche l’accord parfait de si majeur , dans les mêmes conditions que tout à l’heure, et frappons de la main droite, de nouveau le même accord d’ut majeur. Bien que les cordes d’un accord parfait soient libres comme auparavant, nous n’entendons cette fois-ci aucun son, sinon un bruissement parfaitement indistinct. Cette fois-ci, il n’y a pas de parenté entre les sons ; ceux-ci sont dissonants et par conséquent il n’y a ni amplification mutuelle, ni résonance.

            En revanche, dans le cas d’un piano désaccordé ou tout simplement mal accordé, les ondes sonores ne correspondent pas les unes aux autres, elles se coupent, se freinent, la sonorité résultante est courte, sèche et plate.

            Bien équilibré et tempéré, un accord se transmet à la table d’harmonie du piano. Le son acquiert de la portée, il devient riche et vivant. D’exécutant à auditeur , l’émotion musicale se transmet par la similitude des états d’âme ; de la corde à la table d’harmonie, le son prend de la chaleur de la beauté, de la plénitude, par la parenté des harmoniques consonants. Plus les intervalles sont accordés régulièrement, plus les sons du piano seront pleins , amples. C’est le premier devoir de l’accordeur de piano que de comprendre cela et de savoir le réaliser.

           

            Une opinion basée sur la méconnaissance des choses consiste à considérer l’accordeur comme un mal nécessaire : il ne fait qu’accorder le piano !

            Le musicien qui aime son instrument et qui a pris connaissance de l’intérêt que présente un piano parfaitement accordé et tempéré ne confie son piano qu’au professionnel capable et consciencieux.. On ne le dira jamais trop, confier son piano à un accordeur est indiscutablement une question de haute estime de l’art. L’honneur professionnel ni plus ni moins, exige que l’accordeur fasse son possible pour mériter et maintenir intacte cette relation et qu’il ne demande le dû adéquat que pour un travail honnête et parfait.

 

            Pour exécuter un accord juste et parfaitement tempéré (2), il faut : un accordeur capable, travaillant avec de bons outils, un piano de qualité, aux matériaux impeccables et  quelques circonstances accessoires comme le moins de bruits parasites possible.

 

            L’aptitude de l’accordeur est conditionnée avant tout par une oreille de nature sensible et susceptible d’affinement , une grande sensibilité musicale, une constitution particulièrement résistante du système nerveux. De plus il faut une main droite saine et bien musclée. Et par dessus tout beaucoup de patience, beaucoup de persévérance et de ténacité. Car accorder juste exige des efforts infatigables durant des années , pour affiner l’oreille et la musculature de la main droite. On peut soutenir sans exagération que savoir accorder parfaitement un piano- bien qu’en soi ce soit un travail purement artisanal- est un véritable art pour soi, dans une association sans faille, une collaboration parfaitement maîtrisée de la main droite et de l’ouïe ; et cet art jouit d’une haute estime auprès de ceux qui en ont reconnu la difficulté. Car il est toujours utile de prendre conscience de la difficulté d’un travail. De même, la complexité du mécanisme et de la structure interne du piano exige les soins de l’homme du métier et une expérience pratique de longue durée. L’accordeur doit savoir accorder juste et sans battements (3) les deux ou trois cordes d’un même ton, également accorder les octaves et surtout ne pas faillir aux points cruciaux de l’accord tempéré : l’accord des quartes et des quintes. La précision de son accord est primordiale car on voit clairement qu’un accord à tempérament approximatif est naturellement inutilisable pour l’usage simultané de plusieurs instruments.

 

L’outil principal de l’accordeur s’appelle la clé d’accord. Elle est en forme de L avec un manche le plus souvent en bois solide et plutôt long; l’embout est en angle légèrement obtus et doit avoir un trou en étoile. Pour étouffer les cordes sur lesquelles on ne travaille pas, on utilise des coins en feutre minces et souples, et pour les mécanismes à étouffoirs par dessus, une baguette de  bois de forme droite ou arquée, dont le coin est garni de cuir. Le diapason à branches qui donne le la initial est suffisant pour faire un accord, il doit avoir des vibrations franches au son net. C’est le geste ensuite qui déterminera la précision et le calage des notes. En principe, comme pour tout travail, il faut n’user que d’outils appropriés. L’assise de la clé sur la cheville doit être ferme et franche, il convient d’utiliser un canon (4) de taille exacte. On tourne les chevilles de manière très légère et effective. Un accord obtenu en l’absence de rotation effective, ne tiendra pas et ne pourra pas tenir , et aura changé avant même l’achèvement du travail.  Si la finesse extrême de l’ouïe est indispensable pour accorder, l’apprentissage de ces mouvements excessivement délicats, l’entraînement de la musculature de la main droite et du bras droit sont aussi importants. Naturellement la meilleure musculature de la main droite ne réussira pas à accorder un ton si l’oreille n’y est pas.

Il va de soi que l’accordeur doit être muni, en outre, de tout l’outillage nécessaire aux petites réparations, auxquelles il faut s’attendre lorsqu’on accorde un piano, étant bien entendu que l’accordeur, entreprenant ces réparations, possède outre la bonne ouïe et une bonne vue, la qualification requise à ce genre de travaux.

 

            Quel piano pourra permettre un accord juste et durable ? Un piano dont les matériaux de construction et leur état sont dans des conditions satisfaisantes . En premier lieu, les chevilles sur lesquelles sont fixées les cordes et qui servent à les tendre, doivent être assez longues et à frottement vraiment dur dans le bois parfaitement sec du sommier(5), pour maintenir la corde à la tension voulue. Les chevilles; que le piano soit un cadre en bois ou équipé d’un cadre en fonte ; ne sont jamais fixées ailleurs que dans le bois.  Tout homme du métier sait que la condition première d’un accord durable, est, outre la solidité de la construction d’ensemble, avant tout le sommier. Celui-ci ne doit être fabriqué qu’en bois dur, sévèrement choisi, soigneusement assemblé. Sinon le cadre en fonte le plus solide et le plus lourd ne sert à rien. Cela est prouvé par certains instruments ayant quelques décennies, où le sommier ne possède aucun renforcement métallique, et qui sont d’une solidité à toute épreuve. Inversement on voit sur des pianos bons marchés, des cadres en fer sur lesquels se cachent malheureusement des sommiers en bois douteux, insuffisamment séchés, de sorte que malgré le cadre, les chevilles bientôt se dévissent.  Une autre condition primordiale de la pureté du son est évidemment que ne soient utilisés que des mesures exactes pour les longueur de cordes, qui ne doivent être ni trop longues, ni trop petites, avec des diamètres calculés. Notamment les cordes filées(6) ne doivent être ni trop serrées, ni trop lâches, dans les deux cas il serait impossible d’accorder correctement un piano.

 

            En plus de ces paramètres, l’environnement devra favoriser la concentration de l’accordeur sur son ouvrage et non le rendre impossible. Citons par exemple tous les bruits accessoires dans le piano lui-même ou en dehors : vibration d’objets , de vitres, de lampes. Bien entendu le remue ménage autour du technicien, les appareils ménagers, radios , conversations sont fortement déconseillés. Les fenêtres ouvertes au-dessus d’une voie fréquentée par la circulation bruyante, le passage du chemin de fer introduisent des interférences qui rendent l’exécution de l’accord bien plus pénible. Il est très désagréable d’accorder dans de grandes salles de réunions ou de concert vides, où le bruit du mécanisme se renforce acoustiquement et devient une percussion retentissante jusqu’à dépasser le ton lui-même.

 

Beaucoup de méthodes mènent du la initial au piano parfaitement accordé. Que l’on accorde en quintes quartes, en tierces, en octaves ou même en demi-ton, que l’on accorde selon la grande ou la petite partition (6), tout ce que l’on demande en fin de compte, ce que l’on exige impérieusement, c’est que le résultat final soit un accord rigoureusement tempéré et égalisé de façon irréprochable.

La hauteur du diapason “ normal ” est de nos jours comprise entre 440 à 445 herz, c’est à dire 880 et 890 vibrations par secondes émises par le diapason à branche à la température de 15°.

 

            La première note que l’on accorde est le la à l’unisson et sur le diapason.

Pour accorder parfaitement l’unisson, on accorde d’abord une seule corde en étouffant les deux autres à l’aide d’un coin effilé en feutre souple , puis on déplace le coin pour accorder la corde suivante sur la première exactement et sans battement. Enfin on accorde la troisième corde sur les deux première. Le son doit être pur , net et sans battement. Savoir accorder ainsi les trois cordes d’un ton sans battements, semble une chose bien simple ; c’est pourtant la condition première de tout accord. Chacune des notes à deux ou trois cordes devra ensuite être accordée avec le même soin.

Accorder les octaves présente une autre difficulté . Car aussi absurde que cela paraisse il y a trois façons d’accorder à l’octave. Elle peut être parfaitement juste, soit légèrement trop grande, soit légèrement trop petite , mais ces différences sont si minimes que seule une oreille exercée peut les percevoir. Or ce sont précisément ces différences minimes qui jouent un rôle décisif dans le tempérament égal qu’il s’agit d’obtenir. En règle général, toutes les octaves du dessus doivent tendre vers le haut, toutes les octaves de la basse doivent tendre vers le bas.

Le principe du tempérament égal repose en dernier ressort et de façon décisive sur l’accord impeccable à battements inférieurs des quintes.

            Dans la pratique, le clavier du piano possède 85 ou 88 notes qui couvrent une étendue perceptible à l’oreille, divisée en 7 octaves sur le système tonal de douze demi-tons, accordés selon le tempérament égal, préconisé et généralisé surtout par Jean-Sébastien Bach et qui a gardé sa position prédominante et privilégiée. Ce système est le plus simple et s’il est bien traité , il est susceptible de donner entière satisfaction.  La division mathématique de l’octave exige la justesse absolue des quartes et des quintes. Il n’est alors possible que de jouer dans la tonalité accordée et les tonalités voisines. Le tempérament égal consiste essentiellement à tempérer les quintes, c’est à dire faire en sorte que, au sein d’une octave, toutes les quintes, toutes les quartes, toutes les tierces, toutes les sixtes soient respectivement égales entre elles. (8) Toutes sont ainsi légèrement fausses au point de vue physique et mathématique, mais “ justes ” au point de vue de l’oreille ; tous les intervalles en toutes tonalités sont ressentis et entendus harmonieux  et agréables. Tout le problème réside dans ce “ légèrement ” fausses ; c’est là que se trouve toute la difficulté ; tout l’apprentissage de l’accordeur consiste à apprendre à évaluer cette fausseté , que l’oreille n’entend pas naturellement. La perfection réside dans l’imperfection. Le tempérament égal crée des proportions égales d’un ton à l’autre. Il en résulte que par ce tempérament égal, et seulement par lui, il est possible de jouer n’importe quel morceau de musique en n’importe quel gamme (de transposer).

 

Des cas particuliers peuvent se présenter notamment pour certains pianos, négligés pendant des années, qui se trouvent notablement en-dessous du diapason normal, parfois d’un demi-ton ou même plus. En ce cas, il est évidemment impossible de remonter d’un seul coup tout le piano d’un demi-ton. La plus grande prudence est donc de mise lorsqu’il s’agit d’accorder des instruments dont le diapason est  très bas. IL convient d’examiner soigneusement l’instrument avant l’opération et de l’accorder en plusieurs fois, par paliers successifs, si possible à des dates différentes et non en une seule fois. Si le propriétaire du piano tient  à l’avoir au diapason normal sur le champ, il convient de le prévenir du danger possible de rupture de cordes.

Pour accorder des pianoforte ou des pianos très anciens, il est parfois nécessaire d’avoir l’ancien accordoir en forme de croix , à trou carré ou rectangulaire. En outre, le diapason utilisé est souvent plus bas que le la normal  actuel. Enfin, sur certains instruments du XVIII° on pratique l’un ou l’autre des nombreux accords à tempérament inégal en usage avant le tempérament égal et approprié à la musique qui est jouée.

 

En définitive, que le possesseur de piano ne fasse appel qu’à une personne du métier reconnue par ses références . Il va de soi par ailleurs, que le comportement et l’entregent de l’accordeur doivent être parfaitement corrects, de même que son outillage- aussi bien que sa façon de travailler doivent inspirer confiance. A la question de savoir si un accordeur doit aussi être pianiste, il faut répondre par un non catégorique. Il y a d’excellents accordeurs qui ne sont que d’insignifiants pianistes. Il y a lieu, cependant, d’admettre que c’est un avantage considérable pour l’accordeur , s’il est capable de faire une démonstration sur le piano accordé.

 

Marie-Brigitte DUVERNOY 2000